lle!"
Nous entrames dans la maison et nous allames directement a sa chambre
sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, denicha
cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genievre de Dantzig; il
nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous
empressames de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva
aussitot: "Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire
mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et
vous ne serez pas plus tot hors de la ville que les sales Russes vont
vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez
prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!" Et aussitot
elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et
nous nous mimes a table en attendant que l'on recommencat a marcher.
Bientot, plusieurs coups de canon se firent entendre, tres rapproches.
La femme cria: "Jesus! Maria!" et nous sortimes.
Je me trouvais en avant de mes deux camarades; a quelques pas devant
moi, un individu que je crus reconnaitre etait aussi arrete; je
m'approche, je ne m'etais pas trompe: c'etait le plus ancien soldat du
regiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait
disparu depuis le 24 decembre, le pere Elliot, qui avait fait les
campagnes d'Egypte. Il etait dans un etat pitoyable; il avait les deux
pieds geles, enveloppes de morceaux de peau de mouton, les oreilles
couvertes de meme, car elles etaient aussi gelees, la barbe et les
moustaches herissees de glacons. Je regardais sans pouvoir lui parler,
tant j'etais saisi.
Enfin je lui adressai la parole: "Eh bien! pere Elliot, vous voila
arrive! D'ou diable venez-vous? Comme vous voila arrange! Vous avez
l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je
suis militaire, je n'ai jamais pleure, mais aujourd'hui je pleure,
plus de rage que de ma misere, en voyant que je vais etre pris par des
miserables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je
suis a demi mort de froid et de faim. Voila bientot quatre semaines
que je marche isole, depuis le passage du Niemen, sur la neige, dans
un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armee!
J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second
probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai du l'abandonner chez de
pauvres Polonais ou nous avions couche. J'arrive seul, comme vous
voyez; voila, depuis Moscou, plus de qu
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