ue je vous traduise des reveries sans suite et
sans signification? dit Amelie en haussant les epaules. Voici ce qu'il
vient de marmotter, si vous tenez a le savoir:
"II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,
et a cote une grande montagne toute noire, toute noire, et a cote une
grande montagne toute rouge, toute rouge ..."
"Cela vous interesse-t-il beaucoup?
--Peut-etre, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas
pour comprendre le boheme! Je veux l'apprendre.
--Ce n'est pas tout a fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;
mais vous etes si studieuse, que vous en viendrez a bout si vous voulez:
je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
--Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus
patiente comme maitresse que vous ne l'etes comme eleve. Et maintenant
que dit ce Zdenko?
--Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.
"Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu ecrase la montagne toute
noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laisse
ecraser la montagne noire, toute noire?"
Ici Zdenko se mit a chanter avec une voix grele et cassee, mais d'une
justesse et d'une douceur qui penetrerent Consuelo jusqu'au fond de
l'ame. Sa chanson disait:
"Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau
de la montagne rouge pour laver vos robes:
"Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisivete, vos robes souillees
de mensonges, vos robes eclatantes d'orgueil.
"Les voila toutes deux lavees, bien lavees; vos robes qui ne voulaient
pas changer de couleur; les voila usees, bien usees, vos robes qui ne
voulaient pas trainer sur le chemin.
"Voila toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau
du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver."
--Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
Consuelo a sa compagne.
--Qui peut le savoir? repondit Amelie: Zdenko est un improvisateur
inepuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnement
a l'ecouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
don du ciel plus que pour une disgrace de la nature. Ils le nourrissent
et le choient, et il ne tiendrait qu'a lui d'etre l'homme le mieux loge
et le mieux habille du pays; car chacun se dispute le plaisir et
l'avantage de l'avoir pour hote. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
presage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient a pass
|