trahir elle-meme. Il ne comprenait plus la force
d'inertie de Therese. Il aimait mieux se croire hai et trompe qu'importun
ou indifferent.
Elle le lassa par son mutisme.
--Bonsoir, lui-dit-il. Je vais diner, et, de la, au bal de l'opera, si je
ne suis pas trop gris.
Therese, restee seule, creusa, pour la millieme fois en elle-meme, l'abime
de cette mysterieuse destinee. Que lui manquait-il donc pour etre une des
plus belles destinees humaines? La raison.
--Mais qu'est-ce donc que la raison? se demandait Therese, et comment le
genie peut-il exister sans elle? Est-ce parce qu'il est une si grande
force qu'il peut la tuer et lui survivre? Ou bien la raison n'est-elle
qu'une faculte isolee dont l'union avec le reste des facultes n'est pas
toujours necessaire?
Elle tomba dans une sorte de reverie metaphysique. Il lui avait toujours
semble que la raison etait un ensemble d'idees et non pas un detail; que
toutes les facultes d'un etre bien organise lui empruntaient et lui
fournissaient tour a tour quelque chose; qu'elle etait a la fois le moyen
et le but, qu'aucun chef-d'oeuvre ne pouvait s'affranchir de sa loi, et
qu'aucun homme ne pouvait avoir de valeur reelle apres l'avoir resolument
foulee aux pieds.
Elle repassait dans sa memoire la vue de grands artistes, et regardait
aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la regle du
vrai associee au reve du beau, et partout cependant des exceptions, des
anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyees comme celle
de Laurent. L'aspiration au sublime etait meme une maladie du temps et du
milieu ou se trouvait Therese. C'etait quelque chose de fievreux qui
s'emparait de la jeunesse et qui lui faisait mepriser les conditions du
bonheur normal en meme temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la
force des choses, Therese elle-meme se trouvait jetee, sans l'avoir desire
ni prevu, dans ce cercle fatal de l'enfer humain. Elle etait devenue la
compagne, la moitie intellectuelle d'un de ces fous sublimes, d'un de ces
genies extravagants; elle assistait a la perpetuelle agonie de Promethee,
aux renaissantes fureurs d'Oreste; elle subissait le contre-coup de ces
inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir
trouver le remede.
Dieu etait encore dans ces ames rebelles et torturees cependant, puisqu'a
certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source
pure de l'inspiration sacree n'etait pas tarie; ce
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