ees durant cinquante
annees de ma vie; alors en meme temps qu'on dira: "Cette vieille brute
de Boccaferri est devenu marquis et quatre fois millionnaire," on pourra
dire aussi: "Apres tout, ce n'etait pas un malhonnete homme; car il n'a
fait banqueroute a personne, pas meme a ses amis."
"J'avoue que je n'avais jamais perdu l'espoir de recouvrer ma liberte
et mon honneur en m'acquittant de la sorte. Je ne comptais pas sur
l'heritage de mon frere. Il me haissait tant que j'aurais jure qu'il
avait trouve un moyen de me depouiller apres sa mort; mais moi, toujours
artiste et toujours poete, je n'avais pas cesse de me flatter que le
succes couronnerait enfin mes entreprises. Aussi je n'avais jamais fait
une dette ni une banqueroute sans en consigner le chiffre et sans en
conserver le detail et les circonstances. Dans les dernieres annees,
comme j'etais de plus en plus malheureux, je buvais davantage et
j'aurais bien pu perdre ou embrouiller toutes ces notes, si ma fille ne
les eut rangees et tenues avec soin.
"Aussi maintenant sommes-nous a meme de nous rehabiliter. Nous
consacrons a ce travail, ma fille et moi, une heure tous les jours,
avant le dejeuner. Tandis que notre avocat de Briancon vend une partie
de nos immeubles et prepare la liquidation generale, nous tenons la
correspondance au nom de Boccaferri, et, dans toutes les contrees ou
nous avons vecu, nous cherchons nos creanciers. Il y en a peu qui ne
repondent a notre appel. Ceux qui m'ont oblige avec la pensee de le
faire gratuitement sont rembourses aussi malgre eux. Dans un mois, je
crois que nous aurons termine ce fastidieux travail et que notre tache
sera accomplie. C'est alors seulement qu'on saura la verite sur mon
compte. Il nous restera encore une fortune tres-considerable, et dont
j'espere que nous ferons bon usage. Si j'ecoutais mon penchant, je
donnerais a pleines mains, sans trop savoir a qui; mais j'ai trop
frequente les paresseux et les debauches, j'ai eu trop affaire aux
escrocs de toute espece pour ne pas savoir un peu distinguer. Je dois
mon aide aux mauvaises tetes, mais non aux mauvais coeurs.
"D'ailleurs, ma fille a pris la gouverne de ma fortune, et, pour ne plus
faire de folies, je lui ai tout abandonne. Elle fera aussi des folies
genereuses, mais elle n'en fera pas de sottes et de nuisibles. Tenez,
ajouta-t-il en tirant deux ailes du paravent qui nous cachait la moitie
de la table, voyez: voici la femme de coeur et de conscience entre
t
|