fracas, et
dominait a la fois toute l'ile, et tout l'horizon jusqu'aux deux autres
iles; il etait entoure, du cote de la terre, d'un fosse de quarante pieds,
et ferme partout par une enorme muraille. Aux quatres coins, des donjons
aigus se dressaient comme des fleches. Une porte de fer bouchait la seule
issue apparente qu'eut le chateau. Tout cela etait massif, noir, morne et
sinistre: on eut dit de loin le nid d'un oiseau de proie gigantesque.
Ezzelin ignorait que Soranzo eut echappe au desastre de Patras; il avait
appris sa folle entreprise, sa defaite et la perte de sa galere. Le bruit
de sa mort avait couru, puis aussi celui de son evasion; mais on ne savait
point a l'extremite de la Moree ce qu'il y avait de faux ou de vrai dans
ces recits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient
beaucoup plus de probabilite a la nouvelle de la mort de Soranzo qu'a
celle de son salut.
Le comte avait donc quitte Coron avec un vague sentiment de joie et
d'espoir; mais durant le voyage ses pensees avaient repris leur tristesse
et leur abattement ordinaires. Il s'etait dit que, dans le cas ou Giovanna
serait libre, l'aspect de son premier fiance serait une insulte a ses
regrets, et que peut-etre elle passerait pour lui de l'estime a la haine;
et puis, en examinant son propre coeur, Ezzelin s'imagina ne plus trouver
au fond de cet abime de douleur qu'une sorte de compassion tendre pour
Giovanna, soit qu'elle fut l'epouse, soit qu'elle fut la veuve d'Orio
Soranzo.
Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l'ile Curzolari
qu'Ezzelino, reprenant sa melancolie habituelle, dont la chaleur du combat
l'avait distrait un instant, se souvint du probleme qui tenait sa vie
comme en suspens depuis deux mois; et, malgre toute l'indifference dont il
se croyait arme, son coeur tressaillit d'une emotion plus vive qu'il
n'avait fait a l'aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu'il
trouva sur la rive eut pu faire cesser cette angoisse; mais, plus il la
sentait augmenter, moins il avait le courage de s'informer.
Le commandant du chateau, ayant reconnu son pavillon et repondu au salut
de sa galere par autant de coups de canon qu'elle lui en avait adresse,
vint a sa rencontre, et lui annonca qu'en l'absence du gouverneur il etait
charge de donner asile et protection aux navires de la republique. Ezzelin
essaya de lui demander si l'absence du gouverneur etait momentanee, ou
s'il fallait entendre par ce mot la mort
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