eme n'en est pas deconcerte. Aussi bien, dans cette republique
magnifique et souriante, ce fanatique sombre garde une allure a part,
que n'expliquent ni les arts ni les moeurs de son temps. Le Tintoret est
a Venise un accident, un a cote. C'est avec Veronese, si noble, si aise,
que la vraie Venise se developpait alors. Mon Etre se souvient sans
effort d'avoir connu l'instant de dignite, de bonte et de puissance que
Veronese signifie. Alors pour moi (mais dans quel corps habitai-je?) la
vie etait une fete; et bien loin de m'absorber, comme je le fais, dans
l'amour de mes plaies, je poussai toute ma force vers le bonheur.
Veronese cependant m'intimide. Plus qu'un ami il m'est un maitre; je lui
cache quelques-uns de mes sourires.--Mon camarade, mon vrai Moi, c'est
Tiepolo.
_Tiepolo_
Celui-la, Tiepolo, est la conscience de Venise. En lui l'Ame venitienne
qui s'etait accrue instinctivement avec les Jean Bellin, les Titien, les
Veronese s'arreta de creer; elle se contempla et se connut. Deja
Veronese avait la fierte de celui qui sent sa force; Tiepolo ne se
contente plus de cet orgueil instinctif, il sait le detail de ses
merites, il les etale, il en fait tapage.--Comme moi aujourd'hui,
Tiepolo est un analyste, un analyste qui joue du tresor des vertus
heritees de ses ancetres.
Je ne me suis dote d'aucune force nouvelle, mais a celles que mon Etre
s'etait acquises dans des existences anterieures j'ai donne une
intensite differente. De sensibilites instinctives, j'ai fait des
sensibilites reflechies. Mes visions du monde m'ont ete amassees par mon
Etre dans chacune de ses transformations; superposees dans ma
conscience, elles s'obscurcissaient les unes les autres: si je n'y puis
rien ajouter, du moins je sais que je les possede.
Cette clairvoyance et cette impuissance ne vont pas sans tristesse.
Ainsi s'explique la melancolie que nous faisons voir, Tiepolo et moi,
ainsi que les siecles dilettanti qui, seuls, nous pourraient faire une
atmosphere convenable. L'energie de notre Etre, epuisee par les efforts
de jadis, n'atteint qu'a donner a notre tristesse une sorte de fantaisie
trop imprevue, parfois une ardeur choquante. Ces plafonds de Venise qui
nous montrent l'ame de Gianbatista Tiepolo, quel tapage eclatant et
melancolique! Il s'y souvient du Titien, du Tintoret, du Veronese; il en
fait ostentation: grandes draperies, raccourcis tapageurs, fetes, soies
et sourires! quel feu, quelle abondance, quelle verve mobi
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