. Tiepolo contemple en soi toute sa race. Que parmi des
guerriers pensifs, une jeune fille agite un drapeau! A cette page de
Tiepolo, je m'arrete; j'ai reconnu son ame, la mienne!
Ah! celui-la, comment s'etonner si je le prefere a tout autre?
* * * * *
Apres Tiepolo, Venise n'avait plus qu'a dresser son catalogue.
Aujourd'hui, elle est toute a se fouiller, a mettre en valeur chacune de
ses epoques; ce sont des dispositions mortuaires.
Et moi qui suis Tiepolo, et qui, replie sur moi-meme, ne sais plus que
repandre la lumiere dans ma conscience, combiner les vertus que j'y
trouve, et me mecaniser, j'approche de cette derniere periode. Quand ce
corps ou je vis sera disparu, mon Etre dans une nouvelle etape ne vaudra
que pour classer froidement toutes les emotions que le long des siecles
il a creees. Moi fils par l'esprit des hommes de desirs, je
n'engendrerai qu'un froid critique ou un bibliothecaire. Celui-la
dressera methodiquement le catalogue de mon developpement, que
j'entrevois deja, mais ou je mele trop de sensibilite. Puis la serie
sera terminee.
Ainsi, dans cet effort, le plus heureux, que j'ai fourni depuis la
journee de Jersey, je contemplai le detail et le developpement de cette
suite d'idees qu'est mon Moi.
Admirables et fievreuses journees des Fondamenta Bragadin! Au contact de
Venise delivre pour un instant de l'inquietude de mes sens, je pus me
satisfaire du spectacle de tous mes caracteres divinises en un seul type
de gloire! Grace a mes lentes analyses, l'avenir devenait pour mon
intelligence une conception nette! J'entrevis que l'effort de tous mes
instincts aboutissait a la pleine conscience de moi-meme, et qu'ainsi je
deviendrais Dieu, si un temps infini etait donne a mon Etre, pour qu'il
tentat toutes les experiences ou m'incitent mes melancolies.
Des lors que m'importe si les siecles et l'energie font defaut a cette
tache! j'ai tout l'orgueil du succes quand j'en ai trace les lois. C'est
posseder une chose que s'en faire une idee tres nette, tres precise.
* * * * *
Vers cette epoque, un soir que je mangeais au restaurant, un jeune
Anglais, jadis rencontre a Londres, vint s'asseoir a ma table. Je causai
avec un peu de fievre, explicable chez un solitaire qui depuis deux mois
n'avait fait que songer. La conversation se rapprocha tres vite de mes
meditations familieres, et vers dix heures ce jeune homme me disait: "Je
compt
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