n conclus alors que le plus sur moyen de tuer un ours
etait de le tirer a balle, quand on ne peut pas l'assommer d'un coup de
massue. Je pensai d'abord a le viser a la tete, entre les deux yeux,
mais ceci me parut dangereux. Un cerveau d'ours est tres etroit, et a
moins d'atteindre le point vital, l'animal se moque un peu d'avoir une
balle de plus ou de moins dans la tete.
Apres mille reflexions precipitees, je me decidai a viser le corps de
l'ours sans chercher un point special.
J'avais lu toutes les methodes de Creedmoore, mais il m'etait difficile
d'appliquer seance tenante le fruit de mes etudes scientifiques. Je me
demandai si je devais tirer couche, a plat ventre, ou sur le dos, en
appuyant ma carabine sur mes pieds. Seulement dans toutes ces positions,
je ne pourrais voir mon adversaire que s'il se presentait a deux pas de
moi; cette perspective ne m'etait pas particulierement agreable. La
distance qui me separait de mon ennemi etait trop courte, et l'ours ne
me donnerait pas le temps d'examiner le thermometre ou la direction du
vent. Il me fallait donc renoncer a appliquer la methode Creedmoore, et
je regrettai amerement de n'avoir pas lu plus de traites de tir.
L'ours approchait de plus en plus! A ce moment, je pensai, la mort dans
l'ame, a ma famille; comme elle se compose de peu de membres, cette
revue fut vite passee. La crainte de deplaire a ma femme ou de lui
causer du chagrin dominait tous mes sentiments. Quelle serait son
angoisse en entendant sonner les heures et en ne me voyant pas revenir!
Et que diraient les autres, en ne recevant pas leurs mures a la fin de
la journee; Quelle douleur pour ma femme, lorsqu'elle apprendrait que
j'avais ete mange par un ours! Cette seule pensee m'humilia: etre la
proie d'un ours! Mais une autre preoccupation hantait mon esprit! On
n'est pas maitre de son cerveau a ces moments-la! Au milieu des dangers
les plus graves, les idees les plus saugrenues se presentent a vous.
Pressentant en moi-meme le chagrin de mes amis, je cherchai a deviner
l'epitaphe qu'ils feraient graver sur ma tombe, et arretai mon choix sur
cette derniere:
CI-GIT UN TEL
MANGE PAR UN OURS
LE 20 AOUT 1877.
Cette epitaphe me parut triviale et malsonnante. Ce "mange par un ours"
m'etait profondement desagreable, et me ridiculisait. Je fus pris de
pitie pour notre pauvre langue; en effet ce mot "mange" demandait une
explication; signifiait-il que j'avais ete la proie d'un cannibale ou
d'un
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