vous devinez bien qui: "On m'accuse de
chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats
entrent a Moscou et a Petersbourg, et pour la mission que notre cher
pays est toujours charge de remplir dans le monde."
Il y a la, dans les fers, une ame de heros qui prie comme moi tout
naivement, et avec qui je suis fiere d'etre d'accord.
Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que
par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si
longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux
pas ne pas esperer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous
battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas?
Mon fils me dit tous les jours que, si je n'etais pas une mere si
_bete_, il aurait demande a vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce
fils-la, et comment ferais-je pour m'en passer?
Vous savez que nous avons un ete abominable et que, si les pluies ne
cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voila sautant sur des
cordes bien tendues!
C'est vous autres qui en tenez le bout, la-bas. Quant a l'issue que vous
souhaitez, la resurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont
on ne parait pas s'occuper, elle viendra peut-etre fatalement. Dieu est
grand et Mahomet n'est pas son seul prophete.
Mais voila plus de deux lignes. Pardon et adieu, chere Altesse
imperiale, toujours citoyen quand meme et plus que jamais, puisque vous
voila soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous
sont dus, sans prejudice de toute l'affection que je vous conserve pour
vous-meme.
GEORGE SAND.
[1] Recue au camp de Jeffalik, pres Varna, le 5 aout 1854.
CCCLXXVII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 16 juillet 1854.
Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien,
je travaille, je recois plusieurs amis; c'est l'epoque ou la maison
se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent
toujours d'ou vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait
toute ma joie. Et encore, si c'etait pour son bien! Mais les montagnes
de douleurs qui noircissent ce cote de mon horizon seraient trop hautes,
trop tristes a vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus
je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y
penser sans rien dire.
Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me
reconcilier avec la vie; et j'ai
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