e l'un des premiers sujets de la troupe. Melanie
obtenait aussi quelques suffrages par sa tenue imposante et le ton
recherche qu'elle savait prendre dans les roles de dame de maison; mais
elle etait loin d'avoir la verve, la precision, et surtout les heureuses
reparties de sa jeune compagne.... Bientot l'envie, ce reptile venimeux
qui se glisse imperceptiblement jusque dans le paisible sejour de
l'amitie, vint repandre ses poisons sur les deux amies, dont elle eut
rompu les liens sacres, si la prevoyante Estelle n'eut pas mis en usage
ce qu'en pareil cas lui dictaient la delicatesse et son inalterable
attachement pour Melanie. Elle s'etudia donc adonner par degres moins
d'expression a tout ce qu'elle disait, a retenir sur ses levres les
mots heureux qui lui venaient a la pensee. Elle porta sa genereuse
resignation jusqu'a montrer moins de superiorite dans les divers talents
qu'elle possedait. Le piano, sous ses doigts magiques, n'avait plus
autant d'harmonie; l'air qu'elle chantait semblait ne plus aller a sa
voix, qui, chaque jour, perdait de son eclat et de sa fraicheur. Les
paysages qu'elle peignait n'offraient plus ce reflet de la nature, cette
variete de details qu'on admirait dans ses ouvrages precedents. Enfin,
dans les proverbes ou elle paraissait encore, elle ne montrait qu'une
intelligence ordinaire, et se bornait aux utilites.
La famille Valcour et toute la societe qu'elle reunissait attribuerent
ce changement etrange au defaut de travail, a cette dissipation qu'on se
permet a la campagne, et qui fait perdre insensiblement les fruits d'une
education soignee. On ignorait que ce changement dans Estelle etait un
calcul de l'esprit le plus penetrant et de l'ame la plus elevee pour
menager l'amour-propre blesse d'une rivale et se soustraire aux
souffrances secretes que cette derniere faisait eprouver depuis quelque
temps a sa premiere amie, a sa compagne de pension.
En effet, Melanie n'avait plus pour Estelle que des egards mesures et
contraints. Rarement ses yeux s'arretaient sur les siens; elle ne lui
repondait que par un serieux qu'elle s'efforcait de rendre le plus
digne qu'il lui fut possible. Estelle, en serrant la main de sa chere
compagne, ne rencontrait que des doigts laches, immobiles; a cet elan
de deux coeurs habitues a s'epancher, a ces confidences de tous les
instants, a ce tutoiement dont l'habitude, entre pensionnaires, est
consacre pour la vie, Melanie avait fait succeder une politesse etudiee,
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