nous aimes! Tu as tort! Cet amour, on ne saurait te le rendre.
"--Voila de dures paroles, frere; que veux-tu dire? demanda le plus
jeune, deja des larmes dans la voix.
"L'aine se taisait, cherchant a frapper juste.
"--Ai-je commis quelque faute, t'aurais-je blesse par megarde? insista
l'enfant.
"--Non! dit l'aine, dont l'accent passait de la raillerie a la colere
grandissante. Non! mais regarde-moi bien en face, tu vas me comprendre.
Ne suis-je pas, en realite, comme mon pere, type maigre et rugueux, un
descendant direct de la vieille souche americaine? Oui, n'est-ce pas?
Je porte au front la paleur jaune du dollar, j'ai le masque rigide de
l'eternel chercheur d'or; toi, tu contemples avec de grands yeux bleus
la vie comme dans un reve, tu es blanc et rose et blond comme une vierge
de ballade..."
MM. Fogg et Gibb devinrent, a ces mots, tres perplexes et se
designerent, a la derobee, deux photographies encastrees sur la
cheminee, dans le joint du miroir. Il semblait clair et d'apres ces
portraits qu'Andrew depeignait sa propre image et celle de son frere
Harris Wallholm, qu'on etait d'ailleurs surpris de ne pas voir present
a cette fete intime. Le recit penetrait donc dans une situation bien
delicate... M. Johann Schelm, cependant, demeurait calme et apparemment
tres distrait dans son fauteuil, tandis qu'Andrew poursuivait sa
narration avec une croissante furie de ton et de geste.
"--A quelles miseres t'arretes-tu? dit le plus jeune tout interdit.
Qu'importe la figure? Notre ame est pareille.
"L'aine haussa les epaules en un mouvement de rage mal maitrisee.
"--Notre ame est pareille! Chimere qu'un Americain ne saurait concevoir.
"--Ne sommes-nous donc pas de la meme nation et du meme sang!
"--Tu vas le savoir. Reponds! Que penses-tu de cet etranger toujours
present dans notre maison?
"--L'associe de notre pere? Oui, je sais qu'au fond du coeur, tu le
hais.
"--Oh! de toute ma haine, depuis l'extreme enfance, depuis une scene
funeste... qui est l'histoire de ta vie. Le pere, a cette epoque, etait
un travailleur obstine, sans cesse anxieux et rude, dont chacun avait
peur. L'autre, l'emigre, parlait habituellement a ma mere dans un
langage de douceur et de cajolerie sournoise qui soulevait mes
repulsions d'instinct. Il y eut drame un jour: Ma mere voilait son front
de ses mains, l'etranger montrait une attitude louche, je tremblais et
pleurais au bruit des menaces de mon pere. Que s'etait-il passe?
|