, c'est-a-dire secourant tous les
pauvres qui s'adressaient a lui, mais n'allant jamais s'enquerir de leurs
peines et de leurs besoins, et faisant a tous un si froid et si triste
accueil, qu'a moins de motifs imperieux nul n'etait tente de l'approcher.
Ce n'etait pourtant pas un homme dur et insensible, et jamais il ne
repoussait la plainte, ni ne revoquait en doute l'opportunite de l'aumone.
Mais il etait si distrait et paraissait si indifferent a toutes choses, que
le coeur se resserrait et se glacait aupres de lui. Il grondait rarement et
ne punissait jamais. Jappeloup etait presque le seul auquel il eut tenu
rigueur, et la maniere dont il venait de le dedommager faisait penser au
charpentier que s'il eut ete moins fier lui-meme, et s'il se fut presente
plus tot devant le marquis, ce dernier n'aurait eu aucun souvenir du
caprice qui le lui avait fait bannir.
"Cependant, ajoutait Jean, il y a une autre personne a qui M. de
Boisguilbault en veut encore plus qu'a moi, quoiqu'il n'ait jamais cherche
a lui faire de tort. Mais c'est une brouille a n'en jamais revenir; et
puisque M. Antoine vous en a touche un mot, je puis bien vous dire,
monsieur Emile, que, dans cette circonstance-la, M. de Boisguilbault a fait
penser a beaucoup de gens qu'il avait la cervelle detraquee. Imaginez-vous
qu'apres avoir ete pendant vingt ans l'ami, le conseil, quasi le pere de
son voisin, M. Antoine de Chateaubrun, il lui a, tout d'un coup, tourne le
dos et ferme la porte au nez, sans que personne, pas meme M. Antoine,
puisse dire a propos de quoi ... Du moins le pretexte etait si ridicule,
qu'a moins de le croire fou, on ne peut expliquer cela. C'est pour un delit
de chasse que M. Antoine aurait commis sur les terres du marquis. Et notez
que, depuis qu'il etait au monde, M. Antoine avait toujours chasse chez M.
de Boisguilbault comme chez lui, puisqu'ils etaient camarades et bons amis;
que jamais M. de Boisguilbault, qui, de sa vie, n'a touche un fusil ni tenu
une piece de gibier, n'avait trouve mauvais que ses voisins tuassent le
sien; qu'enfin il n'avait nullement prevenu M. Antoine qu'il lui
interdisait de chasser sur ses terres. Tant il y a que depuis ce temps-la,
c'est-a-dire depuis environ vingt ans, les deux voisins ne se sont pas
revus, qu'ils n'ont pas echange une parole, et que M. de Boisguilbault ne
veut pas souffrir qu'on lui prononce le nom de Chateaubrun. De son cote, M.
Antoine, quoique cela l'affecte plus qu'il ne veut le dire
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