ne sais plus que me repeter; mes degouts meme n'ont plus de verve:
simples souvenirs mis en ordre! Chemins d'anemie, miseres du passe, je
vous vois mesquins du haut de la loi que j'ebauchai, ridicules avec les
yeux du vulgaire.
"Ce que j'appelais mes pensees sont en moi de petits cailloux, ternes et
secs, qui bruissent et m'etouffent et me blessent.
Je voudrais pleurer, etre berce; je voudrais desirer pleurer. Le voeu
que je decouvre en moi est d'un ami, avec qui m'isoler et me plaindre,
et tel que je ne le prendrais pas en grippe.
* * * * *
"J'aurais passe ma journee tant bien que mal sous les besognes. Le soir,
tous soirs, sans appareil j'irais a lui. Dans la cellule de notre amitie
fermee au monde, il me devinerait; et jamais sa curiosite ou son
indifference ne me feraient tressaillir. Je serais sincere; lui
affectueux et grave. Il serait plus qu'un confident: un confesseur. Je
lui trouverais de l'autorite, ce serait "mon aine"; et, pour tout dire,
il serait a mes cotes? moi-meme plus vieux. Telle sensation dont vous
souffrez, me dirait-il, est rare meme chez vous; telle autre que vous
pretez au monde, vous est une vision speciale; analysez mieux. Nous
suivrions ensemble du doigt la courbe de mes agitations; vous etes au
pire, dirait-il; l'aube demain vous calmera. Et si mon cerveau trop
sillonne par le mal se refusait a comprendre, et, cette supposition est
plus triste encore, si je meprisais la verite par orgueil de malade,
lui, sans mechantes paroles, modifierait son traitement. Car il serait
moins un moraliste qu'un complice clairvoyant de mon acrete. Il
m'admirerait pour des raisons qu'il saurait me faire partager; c'est
quand la fierte me manque qu'il faut violemment me secourir et me mettre
un dieu dans les bras, pour que du moins le pretexte de ma lassitude
soit noble. Dans mes detestables lucidites et expansions, il saurait me
donner l'ironie pour que je ne sois pas tout nu devant les hommes. La
secheresse, cette reine ecrasante et desolee qui s'assied sur le coeur
des fanatiques qui ont abuse de la vie interieure, il la chasserait.
A moi qui tentai de transfigurer mon ame en absolu, il redonnerait
peut-etre l'ardeur si bonne vers l'absolu. Ah! quelque chose a desirer,
a regretter, a pleurer! pour que je n'aie pas la gorge seche, la tete
vide et les yeux flottants, au milieu des militaires, des cures, des
ingenieurs, des demoiselles et des collectionneurs."
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