elait le char a bancs, l'oncle voulut nous faire manger. Moi, je
n'avais pas faim, vous pensez; mais M. Klotz se mit a devorer, et tout
le temps le meunier lui faisait des excuses pour les injures que Gaspard
lui avait dites a lui et a Sa Majeste l'empereur d'Allemagne. Ce que
c'est que d'avoir peur des gendarmes!
Quel triste retour! Gaspard, etendu au fond de la charrette sur de la
paille, comme un mouton malade, ne disait plus un mot. Je le croyais
endormi, affaisse par tant de coleres et de larmes, et je pensais qu'il
devait avoir bien froid, nu-tete et sans manteau comme il etait; mais je
n'osais rien dire de peur du maitre. La pluie etait froide.
M. Klotz, son bonnet fourre bien descendu jusqu'aux oreilles, tapait le
cheval en chantonnant. Le vent faisait danser la lumiere des etoiles et
nous allions, nous allions sur la route blanche et gelee. Nous etions
deja loin du moulin. On n'entendait presque plus le bruit de l'ecluse,
quand une voix faible, pleurante, suppliante, monta tout a coup du
fond de la charrette et cette voix disait, dans notre patois d'Alsace:
"_Losso mi fort gen, herr Klotz..._ Laissez-moi m'en aller, monsieur
Klotz." C'etait si triste a entendre que les larmes m'en vinrent aux
yeux. M. Klotz, lui, souriait mechamment, et continuait de chanter en
fouettant sa bete.
Au bout d'un moment, la voix recommenca: "_Losso mi fort gen, herr
Klotz..._" et toujours le meme ton bas, adouci, presque machinal. Pauvre
Gaspard! on aurait dit qu'il recitait une priere.
Enfin la voiture s'arreta. Nous etions arrives. Mme Klotz attendait
devant l'ecole avec une lanterne, et elle etait si en colere contre
Gaspard Henin, qu'elle avait envie de le battre. Mais le Prussien
l'en empecha, disant avec un mauvais rire: "Nous reglerons son compte
demain... Pour ce soir, il en a assez." Oh! oui, il en avait assez le
malheureux enfant! Ses dents claquaient, il tremblait de fievre. On fut
oblige de le monter dans son lit. Et moi aussi, cette nuit-la, je crois
bien que j'avais la fievre; tout le temps je sentais le cahot de
la voiture et j'entendais mon pauvre ami dire de sa voix douce:
"Laissez-moi m'en aller, monsieur Klotz!"
TABLE
LA BELLE-NIVERNAISE
I.--Un coup de tete
II.--La Belle-Nivernaise
III.--En route
IV.--La vie est rude
V.--Les ambitions de Maugendre
LEGENDES ET RECITS
--JARJAILLE CHEZ LE BON DIEU
--LA FIGUE ET LE PARESSEUX
--PREMIER HABIT
--LES TROIS MESSES BASSES
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