vaient garde sur leurs victimes. Un critique eclaire du
_Journal des Debats,_ seduit par quelques traits de vague ressemblance,
et cedant aussi a cette influence secrete qu'exerce le paradoxe sur
les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup "et a nos
contes, et a nos poemes, et a nos _proverbes_, depuis le _Roman
de Renart_, dont on ne me persuadera jamais qu'il n'ait pas eu
connaissance, jusqu'aux farces de ce Tabarin qu'il cite si plaisamment
dans une de ses fables." Quant aux farces de Tabarin, quant a nos
contes, a nos poemes _imprimes,_ je pourrais tomber d'accord avec le
savant critique; mais le _Roman de Renart_, alors manuscrit et inconnu,
ou le bonhomme l'eut-il ete deterrer? et quand on le lui aurait mis
entre les mains, de quelle facon s'y fut-il pris pour le dechiffrer,
meme _a grand renfort de besicles_, comme disent Rabelais et Paul-Louis?
On voit dans le _Menagiana_ que Menage (ou peut-etre La Monnoye; je
ne sais trop si l'endroit ne se rapporte pas a l'editeur) eut
communication, pendant deux jours, d'un vieux roman-manuscrit in-folio,
intitule _le Renart contrefait_, espece de parodie du _Roman de Renart._
A propos d'un passage du poeme, il remarque que Mr de La Fontaine aurait
pu en tirer parti pour une fable, et sa maniere de dire fait entendre
assez clairement que M. de La Fontaine ne le connaissait pas. Nous
persisterons donc a croire, jusqu'a demonstration positive du contraire,
qu'en matiere de poemes et de romans d'une pareille date, l'aimable
conteur etait d'une ignorance precisement egale a celle de Marot, de
Rabelais, de Passerat, de Regnier et de Voiture; on pourra meme trouver
que ces derniers le dispensaient assez naturellement des autres.
L'esprit leger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait anime nos
auteurs de fabliaux, de contes, de farces et d'epigrammes, ne s'etait
pas eteint vers le milieu du XVIe siecle, avec l'ecole de Marot, en la
personne de Saint-Gelais. Malgre Du Bellay, Ronsard, Jodelle, et leurs
pretentions tragiques, epiques et pindariques, cet esprit, immortel en
France, avait survecu, s'etait insinue jusque parmi leur auguste troupe,
et tel qu'un malicieux lutin, au lieu d'une ode ampoulee, leur avait
dicte bien souvent une chanson gracieuse et legere. D'Aubigne et
Regnier, grands admirateurs et defenseurs de Ronsard, appartenaient par
leur talent a l'ancienne poesie, et lui rendaient son accent d'energie
familiere et, si j'ose ainsi dire, son effronteri
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