le fut un peu embarrassee de sa
contenance quand on l'introduisit au salon. Suzanne etait etendue sur
le canape, la tete contre l'epaule de Marthe, les deux mains dans les
siennes, lui murmurant a l'oreille de jolis petits noms de tendresse.
A la grande surprise de Suzanne, sa mere temoigna a la petite reine plus
de bienveillance que d'habitude. Je le crois bien qu'elle lui montrait
de la bienveillance! Ne lui etait-elle pas reconnaissante, cette mere
prevoyante et sage, d'avoir pris soin de demontrer elle-meme, et
si clairement, a la petite Suzanne combien, malgre sa superiorite
apparente, elle etait inferieure a la bonne Marthe?
"Rien de grave, ma mignonne, dit Mme Loudeac en tendant la main a la
petite reine, une vraie plaisanterie de carnaval.
--Ah! si j'avais eu ma carabine! s'ecria la petite reine, qui avait
repris son aplomb.
--Une ombrelle a suffi", dit Mme Loudeac en regardant Marthe avec
tendresse. Elle ajouta, mais interieurement, car a quoi bon frapper les
gens qui sont a terre: "Une ombrelle et un bras vaillant!"
"On demande Mlle de Gayrel", dit Claudine en entr'ouvrant la porte du
salon.
Comme Mlle de Gayrel devait partir le lendemain avec sa famille, elle
fit ses adieux; ses petites amies et Mme Loudeac lui souhaiterent bon
voyage.
"Bon voyage!" selon l'intention des personnes, peut signifier: "Je
souhaite sincerement que votre voyage soit bon!" ou bien: "Bon
debarras!" Les deux fillettes, sans arriere-pensee, donnerent a cette
expression son sens le plus favorable. Mme Loudeac, qui n'etait pourtant
pas malveillante, lui donna son sens ironique, sans en rien laisser
paraitre. Dans sa pensee, elle souhaitait:
"Bon voyage!" a l'influence pernicieuse de la petite reine sur l'esprit
et le jugement de Suzanne.
A partir de la soudaine invasion de maitre Martin dans le sentier des
Tamarix, les opinions personnelles de Suzanne subirent un changement
considerable sur la question des tresses, sur la condition sociale des
architectes et sur bien d'autres sujets.
Les parents de Suzanne demeurent boulevard des Invalides, et ceux de
Marthe rue de la Tour-d'Auvergne, c'est-a-dire aux deux extremites de
Paris; Suzanne suit ses cours, et Marthe les siens; toutes les deux
ont des devoirs a faire, des lecons de piano, des lecons de dessin, et
chacun des deux papas a ses occupations comme par le passe; chacune des
deux mamans ses obligations mondaines, et, malgre cela, les deux petites
filles se voient
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