attendit en
silence le passage de la proie. On sait que le poisson cherche toujours a
remonter le courant, de sorte qu'il venait droit vers la barque, mais
n'approchait pas toujours, effraye de ce barrage inaccoutume, et revenait
bientot pour s'enfuir encore. Le guetteur etait penche en avant, les bras
etendus le plus qu'il pouvait. M. Antoine et Gilberte, agenouilles derriere
lui, veillaient a ce que le mouvement qu'il ferait en lancant le harpon ne
fit pas chavirer la barque et ne l'entrainat pas lui-meme. Gilberte,
lorsque c'etait le tour du charpentier, s'attachait a ses habits, dans la
crainte qu'il ne tombat dans l'eau; et, quand ce fut celui d'Emile, elle
recommanda vivement a son pere de le retenir de toute sa force. Mais
bientot, ne se fiant a personne, elle saisit sa blouse elle-meme, et il se
sentit effleure plus d'une fois par ses beaux bras prets a l'enlacer en cas
d'accident.
Dans cette situation, assez perilleuse pour tous, l'attention de Jean et
d'Antoine etait entierement absorbee par l'emotion de la peche, et cette
meme emotion servait de pretexte aux deux amants pour echanger des regards
et des paroles que Galuchet, quoique a demi eveille, n'etait certes pas en
etat de commenter. Qu'eut pense M. Cardonnet, s'il eut vu comme son agent
gagnait bien sa gratification!
Enfin, un saumon fut amene aux cris frenetiques de Jean Jappeloup, et
Galuchet, un peu ranime par la vue de cette capture, essaya de se meler de
la peche. Mais sa gaucherie et son obstination firent tout manquer, et
Jean, hors de lui, retourna la barque en disant:
"Quand vous voudrez pecher le saumon, vous irez avec un autre que moi. Ce
ne sont pas des goujons de cette taille qu'il vous faut, et si nous
restions la plus longtemps, je vous casserais la tete avec le manche de mon
croc.
--Dieu me preserve de retourner avec un malappris de votre espece! repondit
Galuchet en s'asseyant sur le bord de la barque.
--Ne vous mettez pas la, reprit le charpentier, vous me genez, et vous
feriez beaucoup mieux de m'aider a remonter ce courant qui est dur comme le
fer. Voila M. Emile qui travaille comme un bon compagnon, et vous, gros et
fort comme vous etes, vous nous regardez suer en vous croisant les bras.
--Ma foi, tant pis pour vous, repondit Galuchet; vous m'avez fait boire, je
ne suis bon a rien.
--Oui, mais vous etes lourd, et puisque vous ne travaillez pas, vous irez a
terre. Au rivage, au rivage, mon petit Emile! mettons a terre le
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